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"le frère sculpté"

 

 

 JULIEN DELMAIRE

 

                   « Le frère sculpté »

 

                                                         

Une cataracte de marbre, une constellation d'oiseaux aux ramages inquisiteurs, un glaucome amoureux où voltigent d'inquiétantes éclaboussures d'ailes. D'une incise qui éperonne l'instant, la surface retourne à sa réfraction, elle retrouve les arcades du miroir ; le geste est sûr mais ne s'impose pas en souveraines encoches, il suggère les falaises, convoque les forêts et les crevasses, enfin, avec l'assentiment des orages, il propose une faille terrible : la beauté mutilée d'une flaque de lumière.

 

Rudy Becuwe n'a pas les manières d'un aristocrate, il se garde bien des afféteries qui déposent sur la matière d'affriolantes secousses, il sculpte en gueux, en paria solaire, en braconnier l'automne sur l'épaule. Sur les sentes, jadis, au temps des rapières et des cuirasses, des ex-voto d'écorce et de cailloux, essaimés en nichée sur la terre, confrontaient leurs humbles pouvoirs aux croix de granit monumentales ; ces brimborions magnifiques étaient comme autant de défis à l'édifice morale des siècles féodaux. Rudy Becuwe demeure réfractaire à toute ascendance majoritaire, il reste à la parallèle des rives, il fait sienne les vestiges de bâtardise, les gisements négligés, les germinations païennes.

 

La métamorphose d'un rêve en myriades de signes, la somptuosité d'une tige de sureau, l'intime vestige d'une voix roulée dans la cendre, la renaissance d'un ruisseau que les mémoires avaient asséché depuis des lunes, voilà l'ordre de bataille et voici les outils : le ciseau inflexible et tendre au repentir, le marteau aux tempes nocturnes, le burin qui entaille le sang, et voici l'homme : ses mains se sont envolés à force de vouloir.

 

Nous ne tenons pour vrai que ce qui fait pression sur la voûte, nous appelons de nos forces pleines l'étoile faîtière dont la pesanteur est celle d'un sourire d'enfant. Nous laissons aux dépeceurs d'aurore le soin de baliser les risques. L'homme a soif de poussière, l'homme a faim de rosée, l'homme sculpte, se détourne du sommeil pour arraisonner la nuit à sa virginale essence. Quand paraît l'aube fut-elle de plein midi, il comprend que l'heure est à la vigilance, que le soleil n'a pas d'allié et que l'ombre partout s'agite. De cet obscur langage qui projette des royaumes contre le vent, l'homme tire une clarté presque muette, une lumière qui bégaye et trouve source dans l'agonie d'une fontaine.

 

Rudy Becuwe a échangé l'or des faussaires contre l'austérité du schiste, il n'a pas assumé de porter les haillons d'une vie où la lutte serait absente et il verse à ses poignets le feu d'une âpre liberté. Voyez ses tigres bondissant de leurs socles, qui rodent aux bords des horizons de meurtre ; le loup appelle des meutes dispersées dans la neige et l'écho du marbre achève de le guider. Voyez ses ménades aux cuisses grandes fermées, aux sexes miroitants comme les vitraux brûlés d'une chapelle, ses femmes qui tutoient la braise et dont l'estuaire est de vase silencieuse. Rudy Becuwe célèbre sans hiérarchie la vigne et le vin, la salamandre et la pluie, des feuilles mortes d'une complainte, il élève les fondations d'une basilique aux arcanes de branches rousses et de résines murmurées. La bouche crayeuse d'un chant oublié, la nervure d'une roche effleurés par l'averse : cela est nôtre dû, conquête de l' insomnie ; si l'inspiration sur son destrier de givre cessait, ne serait-ce qu'un martèlement d'aorte, d'irriguer le monde, nous pourrions sans craindre la désespérance, nous nourrir du lait fermenté d'une montagne et briser nos lâchetés aux lèvres d'une épouse d'orichalque. Rudy Becuwe n'est sans doute qu'une fulgurance au coeur des saisons, mais pour ceux dont l'orgueil est de respirer contre le ventre tiède des basaltes, il est le semeur d'une moisson barbare, le frère que nous n'attendions plus.

 

 

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